WUNENBURGER – LE SACRÉ
Jean-Jacques WUNENGURGER, Le Sacré, Que sais-je ?, PUF, 6ème édition, Chapitre III. Les métamorphoses du sacré, pp. 106-121.
Précis sur l’auteur
Jean-Jacques WUNENGURGER est professeur de philosophie à l’Université de Jean Moulin Lyon 3 et auteur de « L’homme à l’âge de la télévision », PUF, 2000.
QUESTION : Qu’est-ce-que le Sacré ?
1/ Comprendre le processus de « dissacralisation » : phénomènes de désacralisation et resacralisation simultanées par recomposition inédite de fragments du sacré antérieur (qui éclairent les comportements et les aspirations de l’homme moderne).
2/ Mettre en évidence ce que sont les expériences du « numineux » puisqu’ils permettent à l’homme de s’opposer aux blocages et aux déceptions de la désacralisation religieuse.
NUMINEUX
Du latin numen qui signifie « divinité ».
Rudolf OTTO (1869-1937) invente le mot « numineux » pour qualifier une catégorie spécifique, le Sacré. Le sacré est irrationnel et mystérieux (définition sociologique et anthropologique). C’est une sphère qui se situe au-delà de l’éthique et du rationnel qui se présente sous le double aspect de mystère effrayant et fascinant. Le mana (magie) et le sacré (religion) découleraient de ce principe initial.
Pour Rudolf OTTO et Carl Gustav JUNG, le « numineux » c’est ce que l’individu saisit, qui vient d’ailleurs et qui lui donne un sentiment d’être dépendant à l’égard d’un « tout autre ». JUNG, dans la « Psychologie analytique », nous dit que le « numineux » est rattaché aux archétypes, aux formes symboliques innées et constitutives de l’inconscient collective. Pour JUNG, l’existence d’un « tout autre » n’est pas défini comme le Dieu transcendant car il échappe à toute saisie. Le « tout autre » dont les hommes ont le sentiment de dépendre et qu’ils désignent en se servant du mot.
L’effet numineux est donc une image représentante et comprise comme étant la manifestation d’un archétype qui préfigure la totalité, c'est-à-dire « l’image de Dieu » et qui est le « symbole du Soi ».
L’archétype se traduit dans l’inconscience sous forme d’images archétypiques qui se révèlent dans nos rêves, visions et mythes. Il porte une image émotionnelle, le numen qui « met le sujet dans un état de saisissement » (Jung), mais qui est susceptible d’être contenu et intégré. L’archétype est de nature psychoïde, c'est-à-dire qu’il relève aussi bien de l’esprit que de la matière et qu’il se révèle à l’occasion de situation définie et d’images aux caractères numineux. Les archétypes sont donc des dynamiques de l’inconscience qui paraissent douées d’intentionnalités, des structures inconscientes déterminant les possibilités d’action.
Chez JUNG, les archétypes sont des formes symboliques innées et constitutives de l’inconscience collective où le mot « religion » renvoie à des modalités culturellement différenciées afin d’exprimer les archétypes et prendre conscience de la puissance numineuse qui les investit. « L’image de Dieu » que JUNG qualifie de « symbole en soi » est l’archétype de la totalité régissant le mouvement des archétypes personnelles que sont l’ombre, la persona, l’anima et l’animus.
Le moi de l’homme |
Le moi de la femme |
Anima |
Animus |
On peut remarquer que dans cette relation, il y a une identification inconsciente et une projection. Si l’on prend par exemple la situation du « coup de foudre », l’homme retrouve les caractéristiques de son anima. Il en est de même dans ce que certains appellent « l’amour fou ». Cependant, le risque majeur dans ce type de situation, c’est une rapide dégradation de la relation lorsque l’on sort de l’illusion.
L’approche de la totalité est un état numineux fait de fascination et d’effroi. Le « moi » est à la foi fasciné et attiré par l’expérience de la totalité et dans le même temps, le « moi » ressent de l’effroi de la perte de sa position centrale. La totalité prend aussi en compte l’inconscience dans l’expérience transformante du « soi » et c’est ce passage qui est vécu par le « moi » comme une défaite.
Le numineux est donc l’émotion religieuse et ses caractères qui sont l’amour, le transport (de l’âme), la confiance, l’extase ou tout simplement l’enthousiasme. De ce fait, l’expérience numineuse est avant tout une « expérience affective du sacré ». C’est un concept clé de la religion tel qu’il est compris chez Rudolf OTTO. L’homme est naturellement doué de sens religieux et le « schème affectif du numineux » constitue un a priori formel de l’affectivité.
SACRÉ
Marie DOUGLAS, « De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou », Paris, Maspero, 1971. (1ère édition en 1967)
Le profane est une réalité ordinaire, insignifiante, qui ne se définit que par rapport au sacré. Il se définit par opposition au sacré, c’est tout ce qui n’est pas sacré. La notion de profane est définie dans un groupe humain fondé sur une initiation ou une révélation. Est aussi dit « profane », un individu qui n’appartient pas au groupe initiatique. Il en est de même pour la personne qui n’est pas informée d’un fait ou d’une pratique.
Chez AGAMBEN, c’est une conception politique du profane où « profaner » devient la restitution à l’usage commun de ce qui a été séparé dans la sphère du sacré.
Giorgio AGAMBEN, Homo Sacer, Tome 1, « Le pouvoir souverain et la vie nue », Seuil, 1997.
Chez DURKHEIM, sont dits « sacrés », « les choses que les interdits protègent et isolent » et « profane », « les choses auxquels ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’égard des choses » dites du sacré.
Emile DURKHEIM, « Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1919.
La sacralisation en sociologie, est le passage du profane au sacré par une consécration volontaire. C’est l’inverse de la désacralisation qui est un passage du sacré au profane, au sens strict, c'est-à-dire suivant un rituel.
Un rite, aussi bien en anthropologie qu’en sociologie, est ce qui est à l’origine, un acte religieux utilisant des techniques appropriées, pour entrer en communication avec le surnaturel. Au sens large, gestes, actes, actions, paroles, obéissant à des règles immuables, sont fixés par la tradition, car ils ont un caractère social et collectif, à efficacité extra-empirique, comme par exemple, amener la pluie. Il y a deux formes de rites : ceux dits « initiatiques » ou « rites de passage » et ceux dits « récurrents » puisqu’ils se répètent, comme par exemple, les repas, la purification.
La tradition c’est l’ensemble des cultures, des valeurs et coutumes qui sont conservées et transmises.
Pour DURKHEIM et CAILLOIS, le sacré est une énergie dangereuse, neutralisée ou utilisée par des rites, alors que le profane relève du quotidien prosaïque et sans mystère.
Le sacré est ce qui ne peut être touché, sans être souillé ou sans souiller. Le « tout autre » dénote de la force non-humaine, d’une puissance qui dépasse les capacités de compréhension de l’individu, alors selon nos convictions, on peut appeler cette force « Dieu » et selon DURKHEIM « Société ». Cependant, la notion de sacré ne se retrouve pas dans toutes les sociétés car comprise comme des représentations religieuses, on a tendance, nous dit DURKHEIM, à oublier le fait que ce sont aussi des représentations collectives. Ainsi, l’essence du religieux ne peut être que sacré et tout autre phénomène ne caractérise pas toutes les religions. Collectif et impersonnel, le sacré représente donc tant bien que mal la société en elle-même.
WUNENBURGER insiste sur l’importance d’une certaine distanciation intellectuelle de la part de celui qui est touché par ce sentiment « numineux ». Il doit être compris comme étant le moyen de médiation entre le « tout autre » et « l’altérité radicale » en dehors du compréhensible et du rationnel. L’altérité étant bien sûr comprise comme caractère de ce qui est autre et qui est donc une valeur essentielle à la laïcité. C’est pour ainsi dire la reconnaissance de l’autre dans sa différence, car il privilégie le métissage des cultures comme étant une source d’enrichissement et maintient la paix. L’altérité devient alors une valeur qui place l’homme et la femme tels qu’ils sont comme premier sujet de droit. De ce fait, c’est un témoignage de compréhension de la particularité de chacun hors normalisation individuelle ou en groupe. Ce concept implique donc une relation laïque accueillante, qui s’associe au métissage des cultures, éloignée de la notion de tolérance. L’altérité est étroitement liée à la conscience de la relation aux autres car ils sont différents et ont besoin d’être reconnus dans leurs droits d’être eux-mêmes et différents. Cette attitude est développée en médiation professionnelle impliquant la réciprocité. Elle est également très répandue dans les contextes d’alterculturalité.
Une « kratophanie » ou « hiérophanie » est une manifestation du sacré (puissance et force), doit être institutionnalisée pour que les hommes ayant déjà « l’expérience magique» initiatique (légitimité de l’initiation) ou cérémonielle (met l’accent sur l’efficacité des cérémonies) du pouvoir, puissent la comprendre et se la transmettre. Certains faits sont plus inexplicables que d’autres donnant une impression de puissance, un sentiment de sacré. L’homme interprète ces évènements comme des signes de cette puissance « toute autre », qui le dépasse. « Le sacré ne serait pas seulement un accident de notre perception, mais une structure permanente de notre constitution psychologique » (p. 16).
G. DURAND, « L’imagination symbolique », PUF, 1968.
Le numineux est traduit en mythe pour permettre sa transmission et sa compréhension. Le rite est la théâtralisation du mythe. Par le rite, on obtient l’identification et la participation de la communauté au numineux. Le processus de sacralisation permet la création de deux mondes distincts contenant tout ce qui existent et s’excluent radicalement. Toute communication entre le monde « sacré » et celui du « profane » n’est pas impossible. La mise en rapport de ces deux mondes implique des précautions, une initiation et paraît indispensable à la survie psychologique de l’homme. « Ainsi, l’expérience du sacré se présente, dans ses diverses modalités, comme une véritable rupture ontologique, par lesquelles l’homme se rend présent à l’Absolu » (p. 9).
ETUDE DU CHAPITRE III DU LIVRE DE WUNENBURGER
CHAPITRE III – LES MÉTAMORPHOSES DU SACRÉ (pp. 106-121)
Qu’est-ce-que le « sacré » ?
Que signifie « sacré » pour l’auteur ?
Le mot « sacré » est un terme dont la définition est polysémique et complexe. Pour commencer, je me propose de vous citer quelques auteurs qui sont eux-mêmes cités dans le texte à étudier.
Dans la première partie du texte, nous avons des auteurs comme ELLUL, BASTIDE, CAILLOIS ou SOREL, qui tentent avec exemples à l’appui, de nous donner leurs définitions du mot « sacré » ou du moins ce qu’il représente.
Pour ELLUL, le sacré est un « sacré moderne » bipolaire, qui selon l’auteur du texte, a pour effet de réactualiser « deux pôles traditionnels du sacré selon des axes assez identifiables » […] « l’un de respect et d’ordre … l’axe Etat-Nation-Révolution » (p. 106).
Pour BASTIDE, le sacré est une « pure expérimentation d’une altérité qui sera confuse et diffuse » […] « contestation à la fois du social … des fantasmes censurés » (p.107). Cette définition est confortée par l’auteur du texte lorsqu’il invoque la notion de conduite, inscrite dans une « sacralité de la transe », c'est-à-dire « les sociétés modernes … le sacré de transgression » (pp.106-107).
Selon WUNENBURGER, « le sacré se réincarne dans la fascination … la solennité des assemblées sacerdotales » (p. 107). Cette définition est confortée par celle de CAILLOIS qui nous dit que « Tout ce passe comme s’il suffisait … sans conditions » (p. 107), où pour lui, le mot « sans » tient une importance particulière pour la compréhension du « sacré ». De même, pour SOREL, « de nouveaux rites comme … vacances organisées », sont des explications allant dans le même sens. Pour CAILLOIS, il n’existe que deux attitudes à adopter face au sacré : le respect de l’interdit ou son contraire, la transgression. Si l’homme fait l’expérience du sacré, c’est qu’il veut précisément échapper à sa condition finie et mortelle, en optant pour trois résolutions : le tabou (totémisme), la magie (animisme) et la religion (surtout celles dites naturalistes).
Enfin, ce n’est que dans les dernières pages du texte que nous pouvons voir ce que WUNENBURGER entend vraiment par le mot « sacré ». Ainsi, il use de la notion de « vocation éthique » en disant que « le sacré induit des manières d’agir … légitimation éthique » (p. 117). Ce qui veut dire qu’il scinde volontairement la compréhension du terme en deux parties, d’une part, « la sphère éthique semble comporter une dimension sacrée » (p. 117) car […] « du point de vue phénoménologique … son pouvoir d’injonction » (pp. 117-118) […]. « D’autre part, le sacré semble bien préparer … choix des pratiques (p. 118). Ce qui revient à dire que pour WUNENBURGER, « le sacré participe bien au déploiement d’une morale » […] « il éveille à la précaution … la sollicitude » (p. 119).
Quand à JONAS, autre auteur cité dans ce chapitre III, rajoute à cette définition, une dimension transcendantale. Il « engage bien une sorte de transcendance …ordre du monde » (p. 119). En effet, quelque chose de transcendant veut dire qu’il y a une forme d’élévation au-delà d’un certain niveau prédéfini. Cela suppose l’intervention d’un principe extérieur supérieur qui s’oppose à l’immanent (ce qui est réductible). Exemple chez DURKHEIM, la conscience collective est à la fois transcendante et immanente, puisqu’elle vit en nous, est supérieure à nous et existe par nous. Chez les Scolastiques, est dit « transcendantal », les propriétés fondamentales de l’Être (unité, vérité, bonté). Dans l’acception moderne, est « transcendantal » ce qui, dans le sujet, est une condition de l’expérience, c'est-à-dire de la connaissance ou gnose (terme usité par WUNENBURGER). Cela désigne donc un concept religieux où le salut de l’âme (sa libération dans le monde matériel) passe par une connaissance (expérience ou révélation) directe de la divinité et de par la connaissance de Soi, rajoute SCOPELLO et qui avait une histoire ancienne. Les gnoses ne sont pas à confondre avec le « gnotisme » qui a un sens différent et est d’invention récente.
En conclusion à cette étude de texte, l’auteur nous présente quelques limites à ces diverses définitions du mot « sacré » et nous montre ce qui serait pour lui la meilleure compréhension ou du moins celle qui serait la plus acceptable à tous, c'est-à-dire un « sacré poétique ». « L’étude du sacré … anthropologie universelle » (p. 120).
WUNENBURGER nous présente un double affaiblissement de la notion étudiée en la problématisant sous forme de questionnements, afin d’ouvrir le dialogue sur la manière de donner une définition propre au terme « sacré ». Ces interrogations sont posées telles qu’elles dans le texte : « Comment rendre compte … phénomènes religieux » […] « Ne gagnerait-on pas … pratiques visant des pouvoirs » (p. 120). Ainsi HEIDEGGER, s’inspirant de HÖLDERLIN et de RILKE, « fait du sacré le mode … divin lui-même » (p. 120), rejoignant alors la définition faite auparavant par HERACLITE, où « la nature aime à se montrer et à se cacher … et qui seul peut nous sauver » (p.121).
Dans les pratiques du sacré, le « sacré » correspond à un ensemble de comportements individuels et collectifs qui remontent aux temps les plus immémoriaux de l’humanité. Leur description peut s’opérer à trois niveaux : celui de l’expérience psychique individuelle (sur le plan phénoménologique, dans les émotions, affects et représentations, les formes et les conditions d’apparition du sacré), celui des structures symboliques communes a toutes les formes de représentation sacrée et enfin celui des fonctions culturelles du sacré dans la société.